Si j'avais été venu au monde dans les années 60 on m'aurait coffré dans un cirque. Je suis né avec une malformation assez spectaculaire à la main droite : seulement trois doigts quasi inutilisables. Mon père s'est cassé avant ma naissance, il a eu de la chance, il a pu éviter cet affreux spectacle. Contrairement à elle. Ma mère. Je l'ai souvent entendu me désigner en utilisant le mot de « monstre » au téléphone, pour parler de moi, la chose qu'elle avait engendré. Elle n'a jamais été une femme très ouverte. Ou très aimante.
J'ai vécu dans une sorte de grange à la campagne, un taudis qu'on a hérité de nos ancêtres. « Tu peux être fier de ton héritage, Dill, peu de gens attachent de l'importance à ce genre de chose de nos jours ! ». HA ! NOS ANCÊTRES ! Des bouseux ! Des illétrés ! Des alcooliques ! Comme elle ! Il y a de quoi être fier ? Vivre dans la merde de cheval ? Au milieu des poules à ramasser chaque jour les nouveaux nés qui sortent de leur cul pour les bouffer ? Je suis végétarien ! La race humaine est assez pourrie pour qu'en plus on se permette de décimer des animaux purs et innocents. Continuons. Entre tuons nous. Déchirons nous. Au nom d'un Dieu, d'un idéal, d'une querelle ou d'une jalousie, ou même au nom de l'Amour et de la Paix, assassinons notre prochain. Qu'est ce que ça changera. On finira tous 10 pieds sous terre au final. Comme elle. Comme ma mère.

« Daffodil, vous ne pouvez plus vivre dans cette ferme. »
« J'ai toujours vécu ici, je reste ici. »
« Les services sociaux viendront vous cherchez de toute manière, vous ne pouvez pas rester là. »
« Je ne bougerais pas... J'ai... J'ai envoyé des lettres ! A toute les adresses possibles ! Mes grands parents, mes tantes, mes cousins, mes cousines ! Je suis sûr que quelqu'un viendra m'aider. J'en suis sûr. »
« Faites ce qui vous plaira... »

La vérité c'est que je ne croyais plus en la bonté humaine depuis bien longtemps. Et j'en avais rien à foutre de cette cabane sur pied. Mais je ne voulais pas partir. A cause d'elle. Athénaïs. Vous savez, à cause de ma malformation, j'avais peur de ne pas pouvoir toucher une fille sans la terrifier ou la faire partir pleurant de dégoût, j'avais peur d'être détaillé de haut en bas et qu'on éprouve cette espèce de pitié désolante. Mais cette gamine elle était différente, je l'avais tout de suite vu. J'avais 17 ans et elle en avait 14, elle me fixait devant cette boulangerie, je me suis dis que ça devait être à cause de mon œil qui saignait encore depuis la dispute avec ma mère, mais ce qu'elle regardait c'était ma main. Encore. Je me suis approché. Je la lui ai tendu, par pur défi, je voulais qu'elle fui, je le voulais vraiment... Avec ses vêtements impeccables, ses cheveux blonds et propres soigneusement nattés, ce regard brillant de santé, l'allure de la petite fille à papa par excellence. Elle l'a serré sans sourciller. Si je n'avais pas autant de fierté j'aurai versé une larme.

Ce qui m'a brisé c'est cet amour désespéré que j'éprouvais pour cette femme. Devant ma détermination à vouloir rester à la campagne dans la grange, les services sociaux ont décidés que pour une année, le temps que j'arrive à majorité, c'était ma famille d’accueil qui pouvait venir à moi. Et la « lady » qu'ils avaient payés pour vivre dans ma maison sordide, était d'une beauté sans pareille. Tout chez elle m'aspirait confiance. Comme toujours j'avais tort, je ne voyais que le meilleur chez les autres.

« Tu sais » répétait-elle en s'enfilant une énième cigarette, « personne ne voudra jamais de toi avec cette main dégoûtante. Ce n'est même pas une amputation. Cette horreur fait vraiment parti de ta personne. Pas de bol hein ? ».

Je détestais l'odeur de la fumée, elle me donnait envie de vomir. Je le faisait loin, dans le ruisseau, pour être sûr de ne pas la déranger. Elle le savait. Mais faisait semblant de rien.

« C'est faux m'dame, vous savez j'ai une amie elle est trè... »
« Tu te la tapes ? »
« N..non mais... »
Elle leva un sourcil hautain.
« C'est bien ce que je disais. Aucune fille qui ne soit une putain n'accepterait de se laisser approcher par toi ».

Etait-ce la cigarette ou la violence de ses paroles qui me donnait la nausée ?

Cette nuit là j'ai commis un acte grave qui me semblait pourtant légitime. J'ai pris un vieux couteau de cuisine et j'ai commencé à faire ce qu'elle m'incitait à faire depuis des semaines, j'ai commencé à découpé morceau par morceau l'objet de ma différence, et pendant que je me vidais de mon sang comme un porc, elle a décidé qu'il était temps d'aller porter plainte pour le harcèlement sexuel dont elle était victime. Par moi. Le pire ? C'est que je buvais ses paroles. Arrivé à l’hôpital, je ne m'étais pas simplement perdu, mon esprit, mon sang, j'avais aussi perdu ma voix, durant des mois je ne prononça un son. Heureusement. Car j'aurai été incapable de nier quoi que ce soit en face de cette vipère.

Athénaïs m'a aidé à me reconstruire, elle m'a en quelque sorte forcé à revenir au lycée, m'a donné tout son soutiens et son amour. Qu'est ce qu'elle doit être déçu. Je le vois bien dans son regard. Lorsque j'ai une mauvaise note. Lorsque je tabasse un élève qui m'a regardé de travers. Je lutte pour elle, mais moi je sais. J'ai bien conscience d'être un cas désespéré. Alors parfois quand tout devient trop difficile à supporter, j'explose, et elle en est la première victime. Pourquoi elle ? Parce qu'elle est là. Et c'est bien la seule.

toi